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La recherche scientifique et la « demande sociale »

par Gérard Valenduc et Patricia Vendramin

Fondation Travail-Université ASBL
Rue de l'Arsenal 5, B-5000 Namur, Belgium.
Fax +32-81-725128.
E-mai:l gvalenduc@compuserve.com / pvendramin@compuserve.com 

Associations Transnationales / Transnational Associations, 6/1997, pp 298-305. All right reserved.

«C'est une petite révolution qui est proposée par la Commission européenne : la demande sociale aurait le pas sur tout, même sur les orientations de la recherche fondamentale». C'est en ces termes qu'une journaliste de La Recherche commentait tout récemment les débats autour de la préparation du cinquième programme cadre de recherche et développement (R&D) de l'Union européenne, en attribuant à la commissaire Edith Cresson la responsabilité de ce nouveau leitmotiv : la demande sociale (note 1).  Certes, ce commentaire est assez caricatural il révèle surtout les inquiétudes des chercheurs face à certains effets de mode qui traversent les politiques de R&D de la Commission européenne Mais il reste vrai que le thème de la demande sociale prend une importance croissante dans la préparation et la conception des programmes de recherche pour peu que l'on ne confonde pas « demande de la société » et « demande du marché ».

La problématique des rapports entre la recherche scientifique et la demande sociale n'est pas neuve. Les objectifs de la recherche scientifique et les besoins de la société ont toujours été perçus comme deux univers différents, entre lesquels la communication est aussi difficile qu'indispensable. Il faut donc jeter des ponts, construire des interfaces. Cette problématique a déjà été étudiée par de nombreux auteurs, notamment aux Pays-Bas, en Allemagne, en France et en Belgique. Elle a cependant considérablement évolué au cours des dernières années.

L'objectif de cet article est d'élucider la notion de demande sociale, d'analyser son évolution récente et de formuler quelques propositions pour renforcer les interfaces entre la recherche et la société. il se base pour l'essentiel sur une étude publiée l'an dernier dans le cadre du programme européen «Interfaces for Innovation» (anciennement VALUE), précisément à propos de cette question des interfaces entre les besoins de la société et les programmes de recherche (note 2).
 

Qu'est ce que la demande sociale ?

Au cours de la décennie 70, la remise en question du rôle de la science dans la société a mis en évidence un décalage, sinon un fossé, entre les priorités des institutions scientifiques et les besoins exprimés dans la société. Après que le fossé ait été maintes fois décrit, cartographié, balisé, s'est posée la question de la construction des ponts: comment faire communiquer les institutions de recherche et les groupes de la société ? Comment faire en sorte que cette communication ne soit pas a sens unique ? A quelles conditions la communication peut-elle devenir interaction ?

Le paradoxe de la «demande sociale latente»

Dans ce contexte, beaucoup d'analyses ont été construites sur une notion implicite de «demande sociale latente» de la société civile en matière de recherche. L'hypothèse couramment admise était que les groupes sociaux et les individus étaient porteurs de nombreux problèmes et questions d'ordre scientifique et technique, qui manifestaient le décalage entre le savoir académique et le savoir requis dans l'action. Ces questions se rapportaient essentiellement à des besoins liés à l'amélioration du cadre de vie et de travail. La science était potentiellement capable de répondre à cette demande sociale, mais ses structures institutionnelles constituaient un facteur de blocage.

Cette approche des rapports entre la science et la demande sociale, qui a été prédominante au cours des années 80 (note 3) , peut être schématisée comme ceci:

Cette approche s'est longtemps appuyée sur l'expérience des «boutiques de sciences» qui avaient été créées dans les 12 universités hollandaises entre 1977 et 1980. Ces boutiques de sciences étaient conçues comme des centres de

services, destinés à faciliter l'accès aux connaissances, à l'expertise ou aux ressources scientifiques, à travers un travail de médiation entre des demandeurs et des chercheurs. Elles ont alimenté de nombreuses réflexions sur les rapports entre science et société non seulement aux PaysBas, mais aussi en Allemagne, en Belgique et en France, trouvant écho dans certains programmes publics comme les «Assises de la Recherche» en France (1982-83) et le programme fédéral d'humanisation du travail en Allemagne (1984-87).

Cependant, dans la pratique, la transposition du «modèle hollandais» dans d'autres contextes n'a jamais été couronnée de succès. Notre hypothèse est qu'il ne s'agit pas seulement d'un échec lié à des facteurs culturels, mais bien d'une conception erronée de la «demande sociale latente».

Au fil des années '80, le travail des diverses structures d'interface ouvertes à la demande sociale s'est considérablement profèssionnalisé. Les tâches de conseil, de recherche et de formation ont pris le pas sur les tâches de réponse aux demandes. Des études plus récentes confirment cette tendance (note 4), qui s'est manifestée de façon différente d'un pays à l'autre.

Aux Pays-Bas et en Allemagne, la plupart des interfaces de type «boutique», basées sur le présupposé de l'expression d'une demande sociale latente, se sont transformés en centres de recherche et de conseil thématiques. Ils offrent - le mot mérite d'être souligné - un éventail de services de conseil, de recherche et de transferts de connaissances dans des domaines d'intérêt social : travail, santé, environnement, urbanisme, etc. Le cas sur la plus ancienne boutique de sciences hollandaise (ChemieWinkel Amsterdam) est significatif: en 1991, cette institution a changé sa dénomination en «Centre de recherche et de conseil sur la chimie, le travail et l'environnement ».

Le cas de la France est assez particulier. Les projets issus des Assises de la Recherche ont tous évolué vers la prestation de services de vulgarisation et de documentation, sous la forme de centres de culture scientifique et technique. Dans l'interface entre recherche et société, ils ont donc abandonné le sens «société recherche» au profit du sens «recherche société». En règle générale, 11 est d'ailleurs rare que ces deux fonctions de communication soient assurées avec le même succès par une même institution.

Dans d'autres pays, comme la Belgique, l'Italie, l'Espagne, l'Autriche, ni la logique de la «demande sociale latente» ni les projets de boutiques de sciences n'ont joué un rôle déterminant. Par contre, ces pays comptent de nombreuses institutions de recherche et de conseil qui ont été créées dans l'objectif explicite de jeter un pont entre l'université et la société. Ces institutions ont renforcé leur autonomie par rapport aux aléas de la demande sociale et ont mis l'accent sur la construction d'une capacité de recherche thématique, susceptible d'être mise au service de groupes sociaux.

Plutôt que de demande sociale, il conviendrait de parler aujourd'hui de «problématiques de recherche qui intéressent certains groupes sociaux». Mais l'expression «demande sociale>> a l'avantage qu'elle passe bien - pour peu qu'on l'assortisse des nuances nécessaires.

Un besoin d'expression de la «société civile»

La Commission européenne a mis en oeuvre, dès le début du troisième programme cadre de R&D, un imposant dispositif d'interfaces entre la recherche et l'industrie: centres relais VALUE, programmes de diffusion des connaissances et de transfert de technologie, assistance spécifique à l'innovation pour les PME, etc. Plus récemment (1993), ces initiatives ont été complétées par un programme en faveur des «interfaces entre la recherche et la société».

La reconnaissance explicite du rôle de la société dans la conception, la réalisation et la valorisation des programmes de recherche tient à deux évolutions récentes.

D'une part, l'implication des «utilisateurs» dans les processus de recherche et d'innovation est une préoccupation qui est aujourd'hui reconnue non seulement dans les sciences humaines, où le concept de recherche action est déjà ancien, mais aussi dans les sciences naturelles et la technologie. Au niveau européen, le besoin d'impliquer les utilisateurs dans les stratégies d'innovation technologique est un des résultats du troisième programme cadre. Dans le quatrième programme cadre, l'implication des utilisateurs est même devenue un mot clé dans des programmes thématiques tels que la télématique, les transports, la recherche socio- économique finalisée. Et dans le cinquième programme cadre, la notion de demande sociale est introduite de manière explicite. Ce constat doit être nuancé, car l'examen des projets financés par ces programmes montre qu'il subsiste manifestement un décalage entre les intentions et la réalité.

D'autre part, la complexité et l'incertitude liées aux changements scientifiques et techniques entraînent un besoin croissant d'étudier l'acceptation sociale de ces changements, et donc de mieux tenir compte des attentes de la société. Ceci révèle une demande de «particiption>> de la société civile dans les orientations de la recherche, dans les usages des connaissances scientifiques et techniques et dans les stratégies d'innovation. Des études de synthèse ont récemment été effectuées au sujet de l'implication des consommateurs (note 5) ou de l'implication des travailleurs (note 6) dans l'innovation technologique.

Par ailleurs, certaines évolutions générales au sein de la société jouent en faveur d'une meilleure participation de celle-ci dans les orientations et les usages de la recherche. Il existe, dans la société civile, de plus en plus de groupes sociaux qui sont capables de s'exprimer, de manière précise et crédible, sur des questions de recherche et de technologie. De plus, comme le niveau de formation et de compétence des individus et des groupes s'accroît, la société civile n'exprime plus seulement une demande vis-à-vis du système de R&D. Des groupes sociaux sont capables d'exprimer aussi une offre de connaissances, de conseil, voire de méthodes de travail, encore peu reconnue par les institutions scientifiques. On pourrait donc parler aussi d'une «offre sociale latente».

Du pilotage par l'amont au pilotage par l'aval

Parmi les tendances lourdes qui caractérisent l'évolution récente du système européen de R&D, il en est une qui exerce une influence importante sur la question de la demande sociale. Il s'agit de l'évolution d'une politique de recherche «pilotée par l'amont» (par l'offre technologique, par le potentiel scientifique) vers une politique de recherche «pilotée par l'aval», c'est-à- dire guidée par les problèmes à résoudre, par les besoins de l'économie et de la société, par les usages des technologies (note 7). Dans cette dernière optique, ce sont les problèmes à résoudre et les besoins à satisfaire qui deviennent les moteurs de la recherche et de l'innovation, plutôt que la quête de la performance technologique ou de l'excellence scientifique.

La logique du pilotage par l'amont est fortement mise en cause aujourd'hui, car de nombreuses études sur la diffusion des innovations technologiques ont révélé l'existence de technologies en quête d'usages, de solutions sans problème ou plus simplement de techniques sans marché. La responsabilité de ce dysfonctionnement du système de R&D est couramment imputée au manque de communication entre la recherche et ses utilisateurs.

La logique du pilotage par l'aval vise à pallier ces dysfonctionnements. Elle n'est pas vraiment neuve dans certains domaines de la recherche. Ainsi, elle est présente depuis longtemps dans la recherche en sciences humaines et sociales, en santé et sécurité au travail, dans certains domaines de la recherche appliquée, dans la recherche environnementale - les technologies propres, les énergies alternatives. Par contre, il s'agit d'une tendance réellement neuve dans les domaines liés aux grandes filières technologiques - technologies de l'information et de la communication, biotechnologies - ou dans domaines naguère considérés comme relevant exclusivement de la recherche fondamentale - changement climatique, étude de la biosphère.

Ce changement de logique dans le système de R&D est incontestablement favorable à un rapprochement entre la recherche et les besoins de la société. Alors que, il y a quinze ans, la création de centres de conseil ou de boutiques de sciences allait résolument à contrecourant, aujourd'hui les interfaces entre recherche et société sont dans l'air du temps.

Un besoin de «discriminations positives»

Une des limites du pilotage par l'aval est l'ambiguïté maintenue autour de la notion d'utilisateur. La notion de besoin des utilisateurs ne recoupe pas nécessairement celle de «besoins de la société», dans la mesure où les utilisateurs peuvent être aussi les acteurs déjà dominants dans le système de R&D (Etats et industries). En effet , les utilisateurs de la R&D sont à la fois les grandes entreprises, les grandes administrations, les institutions de recherche elles- mêmes, mais ce sont aussi les autres, les PME, les consommateurs, les travailleurs, les citoyens.

Aussi bien au niveau européen que dans les différents pays membres, il existe aujourd'hui un quasi consensus autour du fait qu'il faille, dans une certaine mesure, des «discriminations positives» à l'égard des groupes sociaux ou des régions qui ne font pas partie des acteurs dominants de la R&D.

Par «discriminations positives». nous entendons des programmes ou des mesures qui visent à renforcer la contribution spécifique de certains acteurs considérés comme défavorisés c'est- à-dire victimes d'inégalités ou de discriminations négatives. Ainsi, certains programmes spécifiques de la Commission européenne visent à renforcer le potentiel scientifique de certaines régions d'Europe. D'autres programmes spécifiques s'attachent à soutenir, a l'intérieur du monde industriel, l'effort de recherche et d'innovation des PME/PML Enfin, des initiatives de la Commission, certes plus modestes que les deux précédentes, ont également été prises pour favoriser la coopération entre recherche et syndicats.

Les discriminations positives dans la recherche ne sont pas une chose acquise, même si le «Rapport européen sur les indicateurs scientifiques et technologiques» les considère comme un instrument privilégié pour mettre la recherche au service de la cohésion européenne (note 8).

L'objet de cet article est de s'intéresser aux acteurs sociaux et aux groupements d'intérêt qui ne font pas partie du «noyau dur» des politiques de recherche, constitué des grandes entreprises et des grandes institutions. L'enjeu est de montrer pourquoi et comment la «société civile» peut exprimer des demandes vis-à-vis du monde de la recherche, et de déterminer quelles sont les formes de relais les plus adéquates pour que ces attentes soient prises en compte dans les politiques de recherche.

C'est pourquoi nous nous intéressons au flux d'information «société ® recherche», alors que la question de l'interface recherche / société est souvent envisagée dans le sens inverse: «recherche ® société». Il s'agit alors de la diffusion des connaissances, la vulgarisation, la promotion de la culture scientifique, la sensibilisation. Ces activités de diffusion et de valorisation des connaissances sont souvent mieux établies et mieux structurées. Pour renforcer l'aspect «bidirectionnel» des interfaces recherche / société, nous pensons que le développement de la «voie de retour» est une tâche nécessaire.
 

2. Une nouvelle dialectique de l'offre et de la demande

Les groupements, associations, groupes sociaux, bref les représentants de la société, dans leurs domaines d'activité propres, expriment des besoins qui s'adressent aux scientifiques, sollicitent des expertises, posent des questions aux chercheurs. Chacun de ces représentants opère dans des domaines spécifiques : l'aménagement du territoire, la santé au travail, les conditions de travail, la protection de l'environnement, le travail et l'environnement, etc.

Les demandes adressées aux scientifiques ne renvoient pas forcément ni directement à la recherche scientifique proprement dite ; seules certaines d'entre elles relèvent des activités des chercheurs. L'étude comparative que nous avons menée pour le programme Interfaces for Innovation permet de distinguer trois sortes de demandes: des demandes de vulgarisation, des demandes d'expertise et des demandes de recherche proprement dite.

Vulgarisation, expertise, recherche: des demandes différenciées

Une bonne partie des demandes des groupes sociaux adressées aux scientifiques sont des demandes de vulgarisation scientifique, de diffusion de connaissances dans un langage et une forme accessibles et utilisables par les membres et représentants de ces groupes.

L'origine de cette demande de vulgarisation ciblée provient du fait que la communication des scientifiques est généralement conçue pour s'adresser à des pairs et entraîner des gratifications en terme de carrière scientifique. Le langage des chercheurs et leurs canaux de diffusion sont pour une bonne part étrangers aux non scientifiques. Or beaucoup de thématiques de recherche portent sur des sujets d'intérêt direct pour la société en général ou certains groupes en particulier. Pour qu'une telle communication s'installe, il faut créer de part et d'autres les conditions d'une motivation spécifique.

La demande d'expertise se distingue de la vulgarisation en ce sens qu'elle concerne non pas la diffusion d'une connaissance, mais bien l'application d'un savoir et d'une compétence à une situation particulière, que ce soit dans le domaine technique, juridique, médical ou autre. l'expertise requiert un autre type de communication, liée à l'échange d'informations précises, relatives à l'analyse d'un problème concret et à la formulation d'un diagnostic ou de conseils.

Finalement, seule une petite partie des demandes des groupes sociaux sont adressées à la recherche proprement dite, au sens où elles nécessitent d'élaborer des connaissances scientifiques ou de mettre au point des méthodes qui ne sont pas disponibles telles quelles.

Dans ce cas, quels sont les critères à prendre en compte pour identifier ces théma tiques de recherche potentielles à l'intérieur des multiples échanges entre groupes sociaux et chercheurs ? Notre analyse suggère de considé rer comme des problématiques de recherche potentielles, les problèmes qui présentent un caractère pointu, original ou récurrent.

Le caractère pointu d'un problème soulevé par un groupe social réside dans le fait d'avoir identifié une question bien ciblée sur le plan scientifique et ancrée dans une situation sociale urgente, qui constitue elle-même une partie du problème. De telles questions peuvent faire de bons projets de recherche interdisciplinaire ou de recherche action ... à condition de pouvoir en faire reconnaître la pertinence au sein des institutions ou des programmes existants. Un exemple typique : les recherches épidémiologiques sur les troubles liés à l'environnement autour des sites polluants (décharges, zones industrielles).

Le caractère original d'un problème soulevé par un groupe social provient du fait que ce groupe formule une question de recherche en des termes différents de ceux auxquels les scientifiques avaient intuitivement pensé, tout simplement parce que l'intuition des uns et des autres n'est pas la même. Ce type de problème fournit des sujets de recherche originaux a l'intérieur de domaines existants, comme par exemple les études sur l'ergonomie, la mobilité, l'utilisation rationnelle de l'énergie.

Le caractère récurrent d'un problème soulevé par un groupe social met le doigt sur les lacunes ou les défauts de la recherche existante, ou encore sur des zones d'ombre dans la connaissance scientifique. Certaines questions sont adressées aux scientifiques depuis de nombreuses années, sans que la recherche n'ait fait de progrès significatifs pour y répondre. Elles sont révélatrices du fait que les priorités de la recherche ne recouvrent pas bien les priorités de la société. Face à ces problèmes récurrents, la «demande sociale» indique donc un besoin de réorientation des priorités ou des moyens de la recherche. Des exemples simples de tels problèmes récurrents sont les risques lies aux produits cancérigènes, ou encore le potentiel d'utilisation de l'énergie solaire.

D'une question sociale à une problématique de recherche

Nous distinguons trois cas de figure qui schématisent les divers chemins empruntés pour traduire des besoins émanant de groupes sociaux en problématiques de recherche.

Dans le premier cas de figure, caractérisé par une logique de l'offre, les problématiques de recherche émanent non pas des groupes sociaux, mais bien des «interfaces structurées» elles-mêmes, c'est-à-dire d'institutions qui ont précisément pour rôle la médiation entre le monde scientifique. et les groupes sociaux. Ces institutions peuvent être soit des fondations d'intérêt public, soit des associations sans but lucratif, soit des centres de recherche créés conjointement par deux ou plusieurs partenaires (autorités locales, syndicats, groupes de citoyens, chambres de commerce, etc.).

Quelques exemples ? I'Académie de Technology Assessment du Baden-Württemberg, le centre Ambiente e Lavoro à Milan, la Chemiewinkel à Amsterdam, la Stichting TechnologieVlaanderen à Bruxelles, ainsi que notre propre institution, la Fondation Travail -Université.

Ces «interfaces structurées» sont rarement des «généralistes» de la recherche. Le plus souvent, elles tirent leur crédibilité d'une expertise dans des domaines de recherche spécifiques (la santé au travail, l'innovation et l'organisation du travail, l'environnement et l'emploi, l'aménagement du territoire, etc.). Leurs programmes d'activités sont fondés sur une expérience de travail avec certains groupes cibles, sur une détection précoce des demandes, qui sont ensuite reformulées Pour rencontrer les exigences des programmes de R&D existants. Les groupes cibles (travailleurs de l'un ou l'autre secteur, associations de consommateurs, habitants d'un quartier, riverains d'une usine ou d'une décharge, associations d'environnementalistes, etc.) sont souvent associés d'une manière ou d'une autre au développement et au suivi des projets, ou encore à la formulation de questions particulières.

Le deuxième cas de figure est caractérisé par la logique du brain-storming. Contrairement au précédent, ce cas de figure n'est pas lié à un type particulier d'institution. Il concerne les réseaux et les groupes de travail qui organisent des discussions, des séminaires, des forums autour d'un problème, d'une question précise portée par un ou des publics concernés. Il peut S' agir d'initiatives ponctuelles, dont la durée de vie est liée au problème posé, ou de réseaux plus stables, qui s'avèrent capables d'inscrire leurs activités dans le long terme.

Dans ce cas, la finalité du «groupe de travail» n'est pas la recherche. Cependant, au fil des discussions, le groupe peut en venir à élaborer un ou des projets qui concernent la recherche. Il cherche alors des alliances, monte son projet et en accompagne la réalisation. C'est le cas du Forum Technik und Gesellschaft à Bâle, du Work Environment Action-group of Workers and Academics au Danemark, du département «Automation und Arbeitsgestaltung» du syndicat autrichien des employés ou du département «Ecologia y Medioambiente» du syndicat espagnol CC.00.

Cette logique s'apparente dans une certaine mesure à une logique de la demande, puisque ce sont des chercheurs qui se voient confier les demandes identifiées par le groupe de travail, pour qui la recherche proprement dite reste une activité secondaire par rapport a sa mission première.

Dans le troisième cas de figure, c'est un concours de circonstances, un événement particulier qui génère des questions dans une population : un accident écologique, un projet controversé d'aménagement du territoire, un débat politique local ou régional. Parmi les questions soulevées, certaines peuvent relever d'activités de recherche. Le rapport entre recherche et demande sociale se construit alors selon une logique de l'événement. De telles circonstances peuvent aussi générer des structures qui ont une stabilité à plus long terme, car elles sont capables «d'entretenir l'événement», en organisant de manière continue des débats publics sur des enjeux scientifiques et techniques. C'est le cas du Forum Soziale Technikgestaltung à Stuttgart. Dans ce cas, la logique de l'événement conduit à rechercher une plus grande diversité de formes d'intervention vis-àvis de l'opinion publique: rédiger un mémorandum, éditer un bulletin d'informations, organiser des cycles de conférences, se doter d'un réseau de collaborateurs privilégiés dans les institutions de recherche.

Le rôle clé de la médiation

Notre analyse souligne l'importance d'une qualification particulière des experts et des chercheurs pour traduire en questions scientifiques les besoins exprimés par des groupes sociaux, ainsi que pour identifier celles qui se révéleront être des questions plus fondamentales qui s'adressent à la recherche.

Le travail de médiation recouvre essentiellement trois fonctions:

Il n'y a pas de «one best way» pour traiter les demandes exprimées par des groupes sociaux. Le constat principal de notre étude est qu'il faut une bonne adéquation entre les instruments (institutions, méthodes) et les thèmes à traiter. Ainsi, des structures d'interface stables sont adéquates pour traiter des thèmes récurrents, la formule des forums convient bien pour développer des thèmes émergents, les groupes de travail sont efficaces pour des thèmes à débroussailler. De plus, le choix du «relais» le plus efficace dépend beaucoup des contingences locales ou nationales, car celles-ci déterminent à la fois le contexte culturel et le contexte politique de la formulation des demandes.
 

3. Quelques recommandations

Mettre en commun les expériences de «traduction»

L'identification de besoins émanant des groupes sociaux et la formulation de ces besoins en problématiques de recherche potentielles peuvent être favorisées par le développement d'échanges entre experts appartenant à des «interfaces structurées».

Les experts concernés ici sont ceux qui ont une expérience de travail avec des groupes sociaux, qui connaissent les questions, les demandes d'expertise ou de recherche exprimées par ces groupes. Les scientifiques qui travaillent dans les interfaces structurées développent des capacités et des compétences spécifiques, qui combinent approche académique et approche sociale. Ces scientifiques peuvent confronter leur expérience de collaboration concrète sur des questions particulières dans leur aire d'activité, avec l'expérience de collègues travaillant ailleurs sur des thèmes proches. Cette « mise en commun des expertises» améliore la capacité de formuler des problématiques de recherche à partir d'un travail particulier avec des groupes sociaux. De plus, elle contribue à créer une sorte de «communauté scientifique. des interfaces», qui pourrait être renforcée par des activités au niveau international, par exemple:

Un critère de réussite de cette mise en commun des expertises est la spécialisation thématique des experts qui se rencontrent. En effet, l'expérience au niveau national comme européen montre que les réseaux, les publications ou les événements présentant un haut niveau de qualité et d'efficacité sont caractérisés par des centres d'intérêt relativement délimités et précis. Le critère de succès de tels échanges est l'identification d'un «niveau optimal de spécialisation thématique» pour ces réseaux, publications ou événements.

Développer la capacité de médiation

La capacité de médiation doit être développée comme une capacité scientifique en tant que telle. Elle consiste en une aptitude à détecter, parmi les demandes de groupes sociaux, les problématiques de recherche, émergentes ou récurrentes, susceptibles de trouver des réponses dans des travaux de recherche. Des moyens concrets pour développer cette capacité de médiation peuvent être:

La capacité de médiation est aussi un enjeu méthodologique. Des méthodes adéquates doivent être développées pour organiser le débat public et favoriser l'expression des attentes de la société civile. Une attention spécifique doit être accordée aux méthodes qui impliquent à la fois les groupes sociaux organisés et les groupes sociaux non organises.

Augmenter l'intèressement des groupes sociaux sur les questions de R&D

Dans la plupart des pays européens, de même qu'au niveau des instances communautaires, des représentants de groupes sociaux organisés (syndicats, consommateurs, environnementalistes) sont amenés à siéger dans des conseils et comités dont la tâche est de remettre des avis sur les orientations de la recherche. Cependant, leur investissement sur ces questions est souvent marginal, à la fois par un manque de perception claire de l'intérêt social à s'y investir et d'autre part parce que la recherche scientifique n'est pas un domaine d'activité dans lequel on s'engage sans un minimum de connaissance préalable. De plus, leur influence dans ces conseils consultatifs est souvent faible, ce qui ne peut que les décourager.

Une recommandation consiste donc à encourager la formation et la sensibilisation des représentants des groupes sociaux aux questions de R&D dans leur domaine d'activité spécifique.

Une autre clé de succès est que les groupes sociaux développent, dans leur propre stratégie, une conception de la recherche où celle-ci est considérée à la fois comme une solution potentielle à des problèmes concrets dans leur domaine d'activité, et également comme un enjeu en soi par rapport aux objectifs de ces groupes.


Notes:

(1) Fekete A., La <demand,sociale» aux commandes, dans La Recherche, nº301, sep
tembre 1997, p. 14.

(2) Valenduc G., Vendramin P., Construire un pont entre les besoins de la société et les programmes de recherche, Rapport pour le programme Interfaces for Innovation (DG XIII), Fondation Travail- Université, Namur, 1996.

(3) Voici une sélection de quelques études de synthèse, qui portent sur la période des années '80:

(4) Valenduc G., Vendramin P., Boutiques de sciences, centres de conseil.- des interfaces entre la recherche et la société, Collection EMERIT, Fondation Travail-Université, Namur, 1993. Canini G., Leys M., De toe gang toi expertise en informatie ais probleem, Services Fédéraux des Affaires Scientifiques, Techniques et Culturelles, Bruxelles, 1994.

(5) Fonk G., Een constructieve rol van de consument in technologie ontwikkeling, SWOKA, Den Haag, 1994.

(6) Institut Arbeit und Technik, Plublic schemes promoting the active involvement of employees in innovation, Proceedings of the SPRINT conference, Luxembourg, Dec. 1994.

(7) Perriault J., La logique de l'usage: analyse à rebours de l'innovation, dans La Recherche, nº 218, Paris, février 1990. Woolgar S., Rethinking the dissemination of science and technology, in the Proceedings of the VALUE Interface 94 Conference, European Commission, Luxembourg, 1995.

(8) Commission Européenne, Rapport européen 1994 sur les indicateurs scientifiques et technologiques, Bruxelles, 1995; partie Ill: diversité, convergence et cohésion européennes.


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